Mieux être · Mieux vivre · Mieux travailler
La valeur au travail est un sport très répandu : on en parle beaucoup, mais on le pratique peu. Comme le sport, on sait que c’est bon pour la santé, mais ça demande des efforts. On essaie de le pratiquer en groupe, et on ne trouve jamais personne pour faire équipe. On ne sait pas vraiment comment s’y prendre, parce qu’on ne sait pas bien ce que ça représente. C’est quoi une « valeur » ? Parle-t-on de noblesse ou de prix au kilo ? Fait-on appel à une forme d’éthique ou à un critère physique ? Mesure-t-on une qualité morale ou un poids salarial ?
Mettons-nous au clair : pour nous mettre d’accord, il faut commencer par se parler de ce sur quoi on doit se mettre d’accord. Ça semble une évidence, mais une évidence qui n’est pas forcément une réalité dans l’entreprise. Pour se parler de ce sur quoi on doit se mettre d’accord, nous avons besoin de références communes. C’est là que le bât blesse, car en matière de références communes, c’est quand on commence à croire qu’on a les mêmes que les quiproquos s’amoncèlent.
La valeur, un chiffre sur une échelle
Pour décrire le monde physique, c’est plutôt simple. Nous avons à disposition des définitions de valeurs de référence – les étalons – qui permettent les mesures les plus exactes et les plus précises. Ils sont autant que possible inaltérable et font appel à des phénomènes naturels bien reproductibles et contrôlables (cf. l’encyclopédie de chez Larousse). Pour la hauteur d’un mur, peu de discussion possible. Qu’il soit considéré comme grand, ou petit, il aura toujours la même mesure, en mètres ou en pieds.
Pour la description du monde psychique, nous utilisons aussi des grandeurs. Telle question est « bonne », tel argument est « mauvais », telle aventure est une « réussite », telle entreprise un « échec », telle réflexion « stupide », telle remarque « judicieuse ». Nous nous sommes dotés d’échelles qui nous permettent de mesurer un ressenti de façon « exacte et précise » : mon moral est à 4, j’aimerais qu’il soit à 9 ; ma douleur est à 8, pouvez-vous m’aider à la faire descendre à 2 ? Elles font appel à des « phénomènes naturels ».
La comparaison avec un étalon s’arrête là. Point de mesure « inaltérable », ni « reproductible » et encore moins « contrôlable ». Lorsque que nous estimons une question « bonne », nous faisons implicitement référence à un étalon subjectif, à une représentation de ce « bon » qui nous est toute personnelle. Nous confondons mesure (la question est bonne/le mur est grand) avec étalon de mesure (d’après quelle référence nous mesurons qu’elle est « bonne »/il mesure 25 mètres).
Le chiffre comme valeur de référence
Dans l’entreprise, nous avons décidé de faire régner le chiffre, l’ordre et le contrôle. Pas de place pour la relativité, l’approximation, la subjectivité et la confusion. Nous avons pensé remplacer le subjectif par le chiffre, la relativité par l’ordre, l’approximation par le contrôle. Pour mesurer la quantité de facultés physiques et intellectuelles que l’individu met à la disposition des « bonnes » pratiques de l’entreprise, nous avons mis en place des contrats, des fiches de poste, et des entretiens annuels d’évaluation. Nous utilisons comme échelles les grilles de salaire et comme étalon la monnaie.
Le rationnel dévalorise le relationnel
Malgré tout cet outillage, les pratiques dans l’entreprise démontrent que nous cherchons toujours l’antidote à la confusion. Les situations conflictuelles y sont suffisamment nombreuses pour le montrer. Ces situations trouvent souvent leurs origines dans l’absence de communication sur les représentations que chacun se fait de ces « bonnes » pratiques. Nous avons cru pouvoir nous affranchir de la discussion, de la négociation, de l’échange, du compromis. Nous avons désormais des preuves qu’ils sont inévitables, incontournables, indispensables dans le monde du travailler-ensemble.
Les mesures de valeurs en pratique
L’exemple de Candice illustre les dommages de cette grande illusion :
Candice : – « Je vous préviens avant que vous l’appreniez par quelqu’un d’autre : je suis en arrêt de travail pour burn-out ».
Cette nouvelle m’attriste, et pourtant je n’en suis pas surprise. Candice est manager depuis des années, et défend ses collaborateurs contre vents et marées au détriment de sa santé morale, je viens d’en avoir la preuve.
Mais comment ça « burn-out » ? Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
Candice : – « Ben après ma huitième journée non-stop d’entretiens individuels avec mes techniciens, je suis sortie du bureau, suis rentrée dans ma voiture à 17h30. J’ai reçu un appel de Laurent vers 18h45, qui me demandait vers quelle heure je comptais rentrer. Je me suis aperçue que j’étais restée tout ce temps dans ma voiture, et je ne me souvenais plus de rien. J’ai appelé mon médecin tout de suite. Si j’avais attendu, je sais que je n’y serais jamais allée. Lors de la consultation, il m’a dit que j’avais fait un burn-out. Il m’a mis en arrêt de travail et m’a envoyé chez un psy. »
« Vous savez, nous sommes en période d’entretiens annuels d’évaluation. Je dois recevoir et consacrer du temps à chacune des 40 personnes dont j’ai la responsabilité. Je dois remplir un questionnaire informatique avec eux, et je sais que pour chacune de leurs demandes, je n’aurai comme seule réponse de ma hiérarchie que le sempiternel « ce n’est pas possible ». Pas de changements des conditions de travail, pas d’avancement ni de prime possibles. Bref, leur demander toujours plus, en échange de toujours rien. Et ça, je ne peux plus (soupirs, gros soupirs, silence, long silence, regard éteint, tête baissée, menton frémissant)»
Candice me raconte, lassée, découragée, dépitée, burn-outée, désenchantée, mais toujours pas démoralisée, pas dés-éthiquée. Elle me parle de ce qu’elle subit et ce qu’elle est sensée faire subir, de ce qu’elle se refuse de faire subir et de subir. Elle a le rôle idéal pour résister : elle est manager. Elle a la place idéale pour s’écrouler : elle est manager.
Le problème pour Candice ? Elle est « droite » comme on dit, elle a des valeurs. Elle a une représentation de son rôle très ancrée et très orientée : maintenir « l’équilibre » et les échanges positifs dans les relations travailleurs-employeurs, collaborateurs-manager, subordonnés-hiérarchie. La rémunération « juste » est celle qui récompense « justement » l’effort de faire « bien » son travail.
Alors quand on lui confie la responsabilité d’une équipe de représentants commerciaux, elle continue de défendre pour eux les principes qu’elle défendait déjà quand elle était à leur place. Elle les défend comme une tigresse. Ca fait partie de ses valeurs. Mais la lutte est difficile, elle y laisse des plumes, Candice, parce qu’elle n’a pas l’oreille de sa hiérarchie, qui ne veut entendre parler que de rendement et d’efficacité. Ce sont les chiffres qui comptent. Pour Candice, ce qui compte, c’est que ses collaborateurs tiennent le coup, qu’ils ne tombent pas malades, qu’ils n’aient pas d’accident sur la route, qu’ils aient les bonnes informations sur leurs prospects et leurs clients, et les bonnes mises à jour sur les produits.
Et eux, c’est ce qu’ils attendent de vous ?
Candice : « C’est pour ça que j’ai commencé à lâcher un peu. Laurent m’a dit : « tu en fais trop, ils n’en demandent pas tant. », je me rends bien compte qu’il a raison. Mais c’est dur de baisser mon niveau d’exigence ». Candice veut « très » bien faire, elle met la barre très haute pour elle-même. Elle est coincée entre deux feux. Celui de ses collaborateurs, pour qui elle se dévoue, et celui de sa hiérarchie, qui lui demande de répondre aux critères d’efficience demandés par le siège. Et de part et d’autre, elle ne reçoit que peu de reconnaissance. Et peu de gratification. Ses collaborateurs, qui ont bien compris les exigences de l’entreprise, lui suggèrent tous de lâcher prise. Et sa hiérarchie lui reproche sans cesse son manque de souplesse.
Vous avez repris votre travail, comment ça se passe ?
Candice : « Tant que je ne vois pas ma hiérarchie, ça peut aller. J’ai levé le pied. Maintenant, j’ai compris qu’il fallait que je fasse en fonction du salaire et de l’attention que je reçois. Je ne vais pas me tuer à la tâche ».
Le partage des valeurs au travail
Candice rêve d’une entreprise dans laquelle chacun partagerait des valeurs communes. Les valeurs affichées sont rarement celles qui sont vécues au quotidien. Les belles paroles diplomatiques et aguicheuses, affichées au fronton des entreprises et des sites internet se pavanent, mais sont peu partagées et transposées dans la réalité des salariés. Et quand bien même, chacun les traduit selon son vécu, sa compréhension du contexte, son acceptation des contraintes et ses valeurs personnelles.
Candice a besoin de temps d’écoute, et de temps d’expression sur son lieu de travail. De ces temps d’échanges avec ses collaborateurs et sa hiérarchie qui permettent de partager ses points de vue sur une vision commune, le sens de leur mission, les attentes et les besoins de chacun, pour convenir ensemble de règles de vie. Candice espère sortir de l’autoritarisme des chiffres et de l’urgence des profits pour suspendre le temps et le vouer à la discussion, à la prise en compte des autres, et s’élever. Elle aspire à un peu plus de douceur.
Et si on prenait simplement le temps de s’en-tendre ….
Publié dans la NewsLetter du COS© de juin 2015